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La Scène…
« Je voudrais te voir crevée, bouffée par les vers ! Enterrée six pieds sous terre ! » criait elle. Ma mère.
Elle ne parlait pas de cette partie du corps, le pied, mécanique superbe aux vingt six os qui nous porte et nous permet d’avancer. Elle parlait de l’unité de mesure, en système métrique : zéro mètre trois cent quatre millimètres et quelques dixièmes, ou zéro mètre trois cent vingt quatre millimètres, selon que l’on opte pour l’ancienne mesure française ou l’actuel système anglo-saxon… Dans les deux cas, six pieds représentent presque deux mètres.
Six pieds sous terre disait elle. Ma mère.
Je ne sais pas à quelle mesure elle se référait. En tout cas, deux mètres, c’est beaucoup. C’est trop.
Il me reste de cette époque le souvenir de coups et de cris, d’angoisse et de désespoir. La solitude. J’avais seize ans . Tout juste. Quand j’y songe, la confusion me gagne. Les évènements refusent de prendre place au sein d’une chronologie fine, se bousculent, ricanent. L’incohérence me submerge. Et la violence. Je ne peux rien supprimer, ni comprendre. Il faudrait pour cela plonger au creux des abysses, là où se forment la matière familiale, ses névroses, ses vertiges. Il faudrait jeter ses filets et remonter des histoires enfouies. Et encore…
Cette
confusion a duré des décennies. Aujourd'hui, les souvenirs ont
perdu de leur acuité. Je les sais mais ils ne m'assomment pas, ne me
submergent plus en faisant monter des profondeurs la monstrueuse
souffrance de l'inaudible, ils ne contraignent plus les muscles de
mes bras dans cette étreinte impérieuse mais vitale qui consistait
à me serrer moi-même dans les bras quand celle dont c'était le
rôle en refusait plus que l'idée. Oui, ces souvenirs ne sont plus
aujourd'hui que des mots et des images que je peux convoquer sans
émotion. Presque. Ils ne maîtrisent plus ma vie. Alors pourquoi
cette nécessité de les évoquer ? Parce que l' outrage doit être
connu, l'infâme sû. C'est nécessaire parce que la vie le réclame.
Je fixe la porte redoutant qu’elle s’ouvre. J’ai peur.
« - Espèce de salope ! Chienne en chaleur! » - Elle frappe, je ne bronche pas - T'as l'feu au cul, hein, c’est ça ! ».
De mes bras, je protège ma tête. D’une main elle agrippe la manche de ma robe, de l’autre elle frappe. Je valdingue, me cogne aux meubles, rebondit sur la fenêtre, tente de me protéger. Je pourrais répondre, nous devons être de forces égales mais c’est inconcevable. Elle me tuerait. Redoublerait de violence et de cris, appellerait les deux autres silencieusement occupés, son mari dans le séjour, mon frère dans sa chambre, tous deux bienheureux sourds qui n’interviendront jamais pour faire cesser le massacre. Il s’agit bien de cela : un massacre.
Une fois, une fois seulement, son mari avança prudemment dans le couloir « Les voisins ! » chuchota-t-il en désignant d’un index inquiet le plafond. Les voisins, je l’apprendrai plus tard, entendaient. Qu’entendaient ils qu'ils n'aient crû nécessaire de faire cesser?
Moi, j’attends, poids mort, projetée d’un mur sur l’autre. Je prie que ça s’arrête… Seulement ça : que ça s’arrête … J’attends. C’est tout.
Elle s’interrompt. Je me redresse, les yeux dans les siens. Je n’y trouve pas de regard. Elle est laide et dit que je le suis. Elle est vulgaire. J’ai la nausée. "Mais tu vas baisser les yeux !?" Elle m’attrape par les cheveux et me jette d’un mur sur l’autre, ça recommence. Je tombe. Elle n’est que furie. Je me relève, encore, les yeux noyés. « Mais tu t’es vue ma pauvre fille ?! Regarde moi cette gueule ! Vas-y, pleure ! Tu pisseras moins ! Tu veux que je te dise ? Hein ? Tu veux que je te dise ? J’ serai heureuse le jour où tu seras morte ! Crevée ! Enterrée ! Bouffée par les vers ! » Elle me jette ça et je le reçois comme des blocs compacts et définitifs. Des parpaings dans la gueule. Mes tripes se nouent, je vais vomir. « Tu peux bien crever, ordure ! C’est pas moi qui vais t' regretter, charogne ! » Pause. Regards échangés. Mais ce n’est pas moi qu’elle voit. Sa fille. Ce n'est pas possible.
« Mais tu vas baisser les yeux ? Tu vas baisser les yeux !? Tu t'es vue !? T’es qu’une merde ma pauvre fille. Je te hais ! Tu peux pas savoir comme je te hais ! » Elle se jette de nouveau sur moi qui ne résiste pas, recroquevillée.
Elle sort. C’est fini.
Des fois elle revient et ça recommence, plus fort. J’attends. Je ne pleure pas.
J’attends. J’ai peur que la porte s’ouvre. Elle a confisqué la clef. Ma tête est du feu et mes yeux sont fous. Ma tête est une forge et je n’ai plus de voix. Je cueille une touffe de cheveux sur ma robe. Une autre. Je lacère mon mouchoir avec les dents, en silence. Surtout n’émettre aucun son. Se faire oublier. Disparaître.
« Tu peux pas savoir comme je te hais » . Elle l’a dit.
« Non, pas toi, Maman. »
Dans la nuit je pleurerai et mes larmes mouilleront ma robe en pilou dans laquelle je me sens belle. Quand le silence témoignera enfin de leur sommeil monstrueux dans la chambre à côté, mes larmes inonderont l’oreiller. Mon ventre crèvera de hoquets. Puis le temps passera, lentement. Sans pensées, le visage parcouru de rigoles asséchées, dans un coma éveillé je m’engloutirai.
J'avais seize ans.
Je veux mourir. Sur le mur de ma chambre, j’ai punaisé la photo d’un soldat mort, un cadavre. Sous son casque, dans les orbites sans yeux, grouillent des vers.
Longtemps elle a voulu croire qu’elle ne se souvenait plus, sinon vaguement, de période de crise, de mon adolescence. J’aurais été dure, insolente. Elle dit : « Elle m’en a fait voir ! Un jour elle m’a dit qu’elle me détestait ! » Peut-être l'ai je dit. Je n’ai pas ce souvenir. Ca ne me ressemble pas, je ne suis pas douée pour la haine. Et puis ça ne m'intéresse pas. J'ai d'autres défauts, d'autres faiblesses, mais pas ça. Le mot liberté, seul, me faisait rêver et envisager le monde. Aujourd’hui encore. Je ne voulais que partir. Visiter le monde. Traverser. Voir. Entendre. Partir. Mais elle ne voyait pas les choses comme ça.
Aujourd’hui elle est morte. Jusqu’au bout j’ai attendu un regret, une explication, juste une parole, une évocation.
« Mais pourquoi tu m’as dit ça ! » J’attends. Un souffle me suffirait, l'expression subtile d'un regret, l'aveu discret que tu ne voulais pas que ces mots avouent ta folie. Presque rien aurait suffi au point où nous étions arrivées décennie après décennie. Parce qu'on ne peut pas oublier n'est-ce pas ? Dis moi que c'est impossible d'oublier.
"Mais tu es partie sans
rien dire.
Ma
mère est morte. J’ai attendu. Et ne saurai jamais.
J’ai toujours eu peur d’elle, de son imprévisibilité. Entrer à la maison était une
épreuve tant que la porte ne s’ouvrait pas sur son humeur sinon souriante, du moins
calme. Rien n’était sûr. La porte pouvait aussi bien s’ouvrir sur sa nervosité
manifestée dans le geste vif, le regard défiant puis insistant. Elle scrutait, me
reprochait mes pupilles dilatées, « Tu t’es droguée ? ». L’époque voulait ça, cette
terreur de la drogue. C'était une obsession chez elle pour qui la culture hippie et tout
ce qui y ressemblait témoignait irrémédiablement d'un goût pour la drogue.
Ce qu’était la drogue, par contre, personne ne le savait.
Mes pupilles ont toujours été dilatées et si elles l’étaient davantage à cette époque
c’était dû au stress qu’elle, ma mère, générait.
Elle me terrorisait. Ces scènes violentes, je les ai vécues pendant plusieurs mois.
L’avenir se rétrécissait. Non seulement il ne ressemblait à rien de ce que j’avais rêvé, aucun de mes objectifs n’empruntant la voie de se réaliser, mais ma vie se faisait chaque jour plus douloureuse et angoissante. Je vivais au jour le jour après avoir tenté quelques sorties de route vers des enjeux professionnels plus attirants, une visite aux Compagnons du devoir, une autre dans un labo photo parisien et d'autres. On me recevait gentiment, on m’ expliquait avec condescendance que c’était réservé à la gent masculine. Raté.
Pour moi, c'était comme une période transitoire. Le futur se dessinerait forcément.
Tout était possible puisque le temps était devant moi. Mais tout cela je ne le savais pas. C’était de l’ordre de l’évidence, pas de la réflexion. L’évidence de la jeunesse. La vie devant soi en somme. En tout cas, les désirs passés et les objectifs clairement définis depuis mon enfance n’étaient plus considérés ni envisagés. Peut être auraient ils pu l’être si je n’avais dû faire face à la violence du foyer familial, peut être ne se seraient- ils pas esquivés si j’avais été accompagnée. Là j’étais dans l’urgence. Mon père était absent et ma mère souhaitait ma mort. Le scénario familial était écrit.
Qu'avais je commis pour que qu'elle se comporte ainsi ? Comment avais je pu provoquer autant de haine? Je n'étais pas délinquante. Je bossais, me levant quand tous dormaient encore. Je rapportais mon salaire. Eprise de liberté, je fuyais la maison le week-end. J'étais solitaire et en colère. Je n'étais pas à son image.
La Scène : petite tentative de compréhension.
Lieu d’expression du petit théatre familial, « la Scène » en est aussi le noyau. Car ici aboutit ce qui se tramait depuis ma naissance, fruit de la névrose maternelle et, à partir d’ici, va s’orienter ma vie future.
« La Scène » est un repère auquel je reviendrai toujours tant que je n' en connaitrai pas la résolution, laquelle, j’imaginai, ne pourrait intervenir qu’avec la disparition de ma mère. Sans certitude. « La scène » comme élément adhésif de ma vie, dont je peux m'éloigner mais pas me détacher. Un véritable jokari cette "scène". Tout en part, tout y revient, traversant l’espace et le temps. Peut-on abandonner une énigme non résolue ? Couper le fil ? J'en suis incapable et doute que beaucoup le soient. C'est la toute puissance de l'immaturité qui veut nous le faire croire. Je n'ai pas grande foi dans les décisions : « Tu en es encore là ? Il faut passer à autre chose" dit on - Mais moi, je ne sache pas que les "il faut" résolvent grand-chose. Et si je n'ai pas foi dans la seule volonté c'est que je connais bien ces petits personnages facétieux qui aiment à rouvrir les portes de l'inconscient, de préférence de manière inattendue, faisant surgir inopinément des surprises étonnantes ou explosives. " Tu en es encore là ? " J'y suis. Justement. "La scène", ce lieu à visiter, ces mots et gestes à expliquer parce que je voulais juste savoir. Maman, pourquoi m'as tu dis ça ? Maman, pourquoi as tu fait ça ?
Comment est-ce que cela a commencé ? Mon adolescence, cette période propice aux tensions familiales, fut elle le déclencheur ? L’apparition d’une nouvelle personne au sein du foyer , car c’est bien ce qu’introduit l’adolescence, en l’occurence une jeune femme séduisante qui se mit à professer des idées subversives, bouscula cette famille inculte. Leur quotidien tangua, vacilla, ça s’effrita un poil dans leur comédie rodée. Il aurait fallu remettre les compteurs à zéro mais ils ne savaient pas faire. Reconsidérer le petit théatre familial ? Certainement pas. Pour ces acteurs d’une pièce dans laquelle ils jouaient le rôle de leur vie il n’était pas envisageable de la modifier. Alors que ma mère aimait séduire, je commençais moi-même à séduire. Et bien qu’elle me prodigua alors des conseils, encourageant ma féminité, et se fit complice, tout se gâta quand mes choix dévièrent des siens. Ma mère se voulait metteur en scène. A elle revenaient les choix, les décisions, la couleur du temps et le rythme des saisons. Et c’est ainsi qu’advint le conflit. La fin de ma scolarité et la rencontre du premier amour furent le point de basculement, la jonction entre l’enfance et ce moment où dans un tumulte extravagant, s’exprima mon désir de liberté et de réalisation, quand bien même l’objet de cette réalisation n’était pas encore bien défini… Le lien ténu qui nous unissait ma mère et moi ne résista pas à ce bouillonnement. La fracture fut explosive. L’infime partie de moi qui lui convenait, la petite fille projetée dans son fantasme, n’existait plus. Plus d’enfant convenable. Erreur à la livraison. Pas de service après vente. Alors on jette.
Mais avant qu’adviennent le tumulte extravagant et l’explosion, j’ai eu quatorze ans.