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Le réveil ...

Je saurai que mon père est venu. J’apprendrai que les gendarmes sont venus pour me questionner. Je dors. Mon père s'oppose à eux et leur demande de revenir. Plus tard. Les gendarmes ? C'est ma mère qui les a appelés sur conseil d'un fidèle client de la graineterie à qui elle s'est confiée l'après midi même. Elle est bouleversée, cette mère dont la fille a tenté de se suicider, la faute à la drogue évidemment, les mauvaises fréquentations… Elle répandra cette légende, taisant la violence qu’elle m’a fait subir. Il me faudra plusieurs décennies pour comprendre qu’elle avait construit ma réputation avec soin.

Le réveil dans la chambre d’hôpital est un choc. Mon regard se confronte à la réalité des murs blancs et des barreaux métalliques du lit avec une brutalité extrême. Suis je morte ? A peine prends-je conscience que j’ai raté mon suicide que surgit une escouade de blouses blanches menée par ce qui semble être le patron. Il émane de lui l’autorité du chef et puis un rien de moqueur aussi, à peine mais perceptible. Un givre se dépose autour du lit et je constate que cette fraicheur soudaine s’est transmise au groupe d’internes, à l’exception d’une femme, une seule qui reste présente à moi et dont le regard singulier est humain alors que ses collègues se sont tous soudainement rétractés dans une bulle qui fait masse autour du neurologue chef de service. Mes radars fonctionnent encore, merci. Alors que les internes sont figés au pied du lit, dans une posture mi sévère - mi curieuse, lui, le patron, me jette : " Alors !?" Un mot. Un seul. Comme un pavé. Pas davantage. « Alors !? » Malgré mon épuisement, je crois bien qu’il arrive à me surprendre. Stupéfiée, je parviens à répondre : "Quand je sortirai, je recommencerai". Alors, l’homme de l’art médical se tourne vers l’infirmière et dicte : " Transfert en psychiatrie cet après-midi ".

Etonnamment, il est un milieu carcéral où les verrous n’existent pas. Dans le service psychiatrique de l’hôpital de Saint Germain en Laye, c’est le cas. On pisse, on chie et l’on prend sa douche le regard rivé sur la porte de crainte qu’elle ne s’ouvre. Encore. Les portes sont des remparts fragiles. A l’hôpital, il ne se passe pas grand chose. Déambulations erratiques des patients dans les couloirs, repas collectifs purée Mousline... J’ y passe deux semaines. Comment s’échapper ? Pour quelques pas dans la forêt, si proche, pour respirer l’humus et sentir la brise dans les feuillages. Mais l’indifférente porte vitrée par laquelle arrivent les visiteurs est commandée de l’intérieur depuis un poste de surveillance . Le monde libre va et vient, s’agite en quelque sorte, pendant que les malades mentaux, dépressifs et suicidés attendent dans la limite du regard des visiteurs bien portants et des gardiens. A l’arrivée, leurs vêtements sont confisqués, ils ne peuvent sortir. Beaucoup portent les stigmates de la souffrance sur leur physionomie. Pâleur, absence, des airs d’avoir dévié, changé de chemin...Ailleurs. Mais pas un ailleurs indéfinissable, celui des gens barrés,. Non. Plutôt un ailleurs habité, inaccessible aux bien portants. Moi même suis convaincue que tout se lit sur mon visage. J’ai honte de cette robe de chambre qui me désigne folle parmi les fous, honte d’être en ce lieu. Alors qu’il me fallait passer en radiologie pour des examens et que le brancardier qui poussait le fauteuil roulant m’abandonnait dans la salle d’attente en annonçant haut et fort : « Psychiatrie ! » tous les regards des patients extérieurs se sont fixés sur moi dans un ensemble parfait. Comment s’échapper  ?« Faut pas se plaindre dit un collègue, avant c’était pire, y avait des cellules capitonnées . » Ma mère vient..Mon père vient. Le grand amoureux éconduit vient, invité par ma mère, alors même que je ne veux plus le voir. Je l’ai tant dit mais la volonté maternelle est immense et lui passe outre, convaincu de pouvoir sauver mon âme rebelle. Les jours passent. J’attends...Puis je recommence à m’inscrire dans le cycle des jours et le désir qui revient doucement forme un hiatus de plus en plus évident avec la monotonie et le vide qui règnent ici. Alors qu’assise sur le lit un après midi où j’espère ne pas être délogée par l’infirmière qui a pour mission de me socialiser, j'attends. « Oh baby, baby, it’s a wild world. » chante Cat Stevens. La mélodie me parvient depuis la salle commune «  I’ll always remember you like a child, girl », les notes longent le couloir, c’est comme un mirage sonore, Oh baby, baby ... alors je me dirige vers l’endroit d’où provient le son. Au fond de la salle commune un vinyl tourne sur un petit électrophone. Amenée ici à mon insu, voici que le pouvoir de la musique, quelques notes, une phrase, me ramènent chez moi, je veux dire me ramènent à la personne que je suis, et me rappellent que hors de ces murs, quelque chose a existé qui m’a fait rêver, que les balades de Cat Stevens eurent le pouvoir de me faire voyager, peu importe ce que ce fut, peu importe la forme que ça prendra, c’est la vie. Cette chose existe encore, je l’avais tant oublié et je pleure et pleure encore, je veux sortir d’ici.

Deux semaines se sont écoulées. Le psychiatre m’a reçue, à qui j’ai dit mon besoin absolu de liberté, mon désir de partir, de voyager, photographier. Je ne lui ai dit que cela. Rien des violences, des mots de mort de ma mère. Elle a tout pouvoir sur moi, je suis mineure, ma sortie est donc soumise à son autorisation. Aussi le psychiatre nous reçoit-il toutes les deux pour évoquer mes projets. Elle s’énerve, s’emporte : «  Je n’ai pas élevé ma fille jusqu’à seize ans pour qu’elle s’en aille ! » Le psychiatre insiste doucement, explique, pour lui, il est temps que je quitte l’hôpital. 

«   Non non, C’est hors de question ! je préfère que vous la gardiez si c’est ça ». Assène-t-elle avec autorité et désespoir. Le médecin me demande d’attendre dans le couloir. Elle m’y rejoindra une heure plus tard, en larmes, ayant signé ma sortie.