14 -

Les Puces de Saint Ouen...

De retour en région parisienne je dépensai les cinquante francs qui me restaient chez le marchand de cuirs et peaux RR Rue Taylor. J’y trouvai un flanc de vache, une horreur de cuir bien sec dans lequel je taillai quelques barrettes et trois ceintures que je décidai de vendre aux Puces de St Ouen où je me rendis un samedi matin. J’y cherchai un emplacement. Moins d’un mètre carré me suffirait. Au marché Malik, des artisans libérèrent pour moi un très mince espace caché derrière un énorme poteau en ciment. C’était pitoyable, c’était pire que rien mais il fallait bouffer, je côtoyais l’urgence. Bien sûr, je rentrai bredouille.

Ne manquant pas d’idées, je vidai une boite de jeux de société dans laquelle j’accrochai mes barrettes en cuir à des élastiques. Avec une courroie à passer autour du cou, le tour était joué, à moi la fortune. Je me voyais déjà, sinon en haut des affiches, gagner assez d’argent pour manger et me déplacer. Il en faut peu pour rêver : on s’arracherait mes barrettes, j’achèterais un cuir de qualité et fabriquerais des belles ceintures gravées. Terminées les menaces d’enfermement de ma mère, terminées les angoisses devant la porte, le doigt sur la sonnette, fini d’entendre : « C’est pas l’hôtel ici ! » Car c’est ainsi qu’elle m’accueillait. Pourtant, Je ne faisais que passer et c’est ce qui l’ennuyait le plus. Elle aimait posséder, retenir, investir. En possédant elle maîtrisait. Elle ne supportait pas ce qui lui échappait, et je lui échappais.

De retour aux Puces, c’est harnachée de ma boite que je me fis marchande ambulante, proposant haut et fort mes barrettes en remontant la rue qui longe le périph. Il était urgent que je vende. Pas question de taper l’incruste chez ma mère dont je sentais monter l’exaspération. Elle me terrorisait. C’est donc poussée par la nécessité absolue de gagner ma vie que j’avançai dans la rue en aboyant à la cantonade: « Barrettes, belles barrettes, barrettes en cuir, pas cher, regardez, Messieurs Dames » En totale contradiction avec ma nature d’exécrable vendeuse, et croyez le : je n’exagère rien, je me fis chaland au milieu de la foule. Soudainement, alors que je n’avais pas progressé de vingt mètres, une nuée de gamins surgie de nulle part m’encercla et, se jetant sur ma boite, en arracha tout le contenu avant de disparaître. Ma boite était presque vide. On s’était arraché mes barrettes, certes, mais pas de la façon dont je le souhaitais. Les élastiques, orphelins, pendouillaient lamentablement. Grand moment de solitude. Des badauds qui avaient assisté à l’agression, aucun n’avait bronché. C’était comme un mauvais rêve que je traversai en quelques secondes de flottement suivies de mon retour obligé derrière le poteau du marché Malik. Et c’est là, derrière ce poteau, qu’un homme me repéra et nous invita, mon cuir moche et moi, sur son stand à l’angle de la rue Paul Bert et de la Rue Jules Valles. Bijoutier, il y exposait des bagues ornées de pierres serties qu’il fabriquait dans son minuscule atelier. Ce gars sympathique et peu disert m’hébergea ensuite chez lui rue du Grenier Saint Lazare et c’est au dernier étage d’un immeuble parisien, dans son deux pièces que nous partageâmes pendant quelques semaines les pâtes au beurre, la toilette devant l’évier et les draps en lambeaux. Le samedi soir c’était resto asiatique et le mardi douche aux Bains douches municipaux.

Au début, je ne le retrouvais que le week-end des Puces mais très rapidement ceux ci se prolongèrent, m’évitant de retourner chez ma mère. Je prenais du large. Cette relation que je n’aurais pu définir comme amoureuse ou amicale, qui en tout cas, ne s’était pas déclarée comme telle, dura quelques semaines. Elle reflétait l’esprit de liberté de l’époque. Moi, je voyais juste que ce mec me permettait de survivre. Sans lui j’aurais dormi dehors. Je n’étais pas amoureuse et la baise figurait dans le coût du pack de survie. Ca s’était fait naturellement, sans négociation oserais je dire. Et quand je le quittai, quelques semaines plus tard, je le sentis contrit. Peut être éprouvait il un sentiment pour moi que je n’avais pas sû appréhender. Sa réserve avait elle entretenu la mienne ? En cette période de ma vie, ces questions n’étaient pas au premier plan de mes préoccupations. Et puis, effectivement, les idées libertaires du moment autorisaient la légèreté de relations ne réclamant pas de contrat d’engagement… Nous en étions là de ce compagnonnage au carrefour des Puces où nous gardions le stand à tour de rôle. Je vendais ses bijoux et tentais sans succès de vendre mon cuir. Mais je survivais et n’étais plus totalement seule, c’était l’essentiel. Quelques relations nouvelles se faisaient jour. Le samedi midi, je descendais la rue Jules Valles en compagnie de Driss, compagnon de manche qui n’apparaissait que ce jour là. « T’as pas cent balles ? » notre question, adressée aux badauds, ponctuait la distance qui nous séparait du bistrot de quartier et nous rapportait les quelques francs nécessaires pour un jambon pommes sautées et un Mont Blanc. C’était Byzance. Quand l’album Obscured by clouds sortit, Driss m’invita à l’écouter dans son camion aménagé, ne doutant pas que le dernier Pink Floyd me ferait naturellement céder à ses avances. Ce ne fut pas le cas. Pas envie. J’aspirais au calme, rien d’autre. Un mec à la fois. Il s’enquit : «  Tu n’as jamais envie ? » Sa question me heurta sans me surprendre davantage. En ce début d’années soixante dix, on baignait dans un magma amoureux, pur produit d’époque, où la révolution sexuelle qui faisait des percées bruyantes et désordonnées s’opposait au vieux climat phallocrate et patriarcal qui régnait. Sous prétexte de libération sexuelle féminine il est des hommes qui rêvaient d’une liberté totale dont la particularité serait de répondre avantageusement à leur unique désir. Emblématique de ces années, cette révolution sexuelle impliquait pour eux le désir permanent et inconditionnel des femmes et donc, par un raccourci étonnant, leur consentement implicite. Alors que les femmes pensaient contraception, les hommes fantasmaient relations enfin débridées. Chacun interprétait en fonction de son intérêt. Il y avait un hiatus certain. Ou pour le dire plus crûment : il y avait une couille dans le potage. On se croisait, on se rencontrait mais on ne se comprenait pas forcément. Et ce jour là, face à mon refus, Driss en conclut que le désir m’était étranger. Déçu, Il s’en alla promener son camion ailleurs. Adieu Driss.

Je me fis d’autres copains . Dans cette même rue Jules Valles je sympathisai avec un couple de brocanteurs. Elle, Anne, petite brune ronde et dynamique avait à peine quinze ans à la naissance d’Emmanuel, leur bébé de neuf mois qu’elle me confiait quelquefois. Nous partagions toutes deux une complicité naturellement initiée par notre statut d’ados trop tôt débarquées dans le monde adulte. Elle me révélait un peu de son vécu, comme ça, mine de rien, en passant, évoquant son mec, Gilles, qui avait le double de son âge et des exigences. Ainsi eut il celle de baiser dans le lit d’hôpital le jour suivant son accouchement. J’écoutais Anne mais n’apportais pas de réponse. Avec le recul, j’entends le désarroi qu’elle exprimait dans ses confidences. Nous avions le même âge mais à son écoute, il me semblait avoir été sacrément plus chanceuse qu’elle dans la distribution des destins.

Chaque samedi soir, nous nous retrouvions au resto asiatique dans le Quartier Latin. Mes copains brocs s’engueulaient souvent. Ils se séparèrent un soir en fin de repas non sans m’avoir déposé Emmanuel dans les bras. Dans ma main droite les baguettes jonglaient au dessus de mon chop suey tandis que mon bras gauche enserrait le petit torse d’ Emmanuel. C’était émouvant bien que déroutant pour moi car je n’avais jamais approché ces êtres étranges dont je me tenais même raisonnablement éloignée. Leurs mimiques qui suscitaient de l’intérêt chez les autres me laissaient au mieux indifférente. J’étais incapable de gâtifier devant leurs joues roses et la seule vision de femmes en délire autour d’un landeau me rendait dingue. Ma mère en déduisait que je serais une mauvaise mère car toute femme doit aimer les bébés, tous les bébés. Or, moi, les bébés...ils me foutaient les jetons. Ce soir là donc, au resto, avoir cet enfant dans les bras, évènement somme toute banal, m’angoissa encore plus quand il m’apparut soudain que je ne connaissais ni le nom ni l’adresse de ses parents, ni même s’ils reviendraient chercher leur petit au resto. Mais tout finit bien : non seulement le bébé ne me dévora pas mais il retrouva ses parents. Je me retrouvai un autre jour avec eux à Strasbourg Saint Denis car Gilles avait eu l’idée de nous emmener aux putes. Nous remontâmes le trottoir où, après un bref échange avec plusieurs prostituées, il en démarcha une pour nous trois. « Tu regarderas seulement » m’avait-il promis. « Toi d’accord et toi d’accord – répondit la grande femme très maquillée en désignant mes copains - mais la petite là – me désignant - si elle veut monter, il faudra qu’elle prenne une douche ! » Et voilà que mon look avait encore frappé. Il était notoire pour beaucoup que les hippies, outre être drogués étaient aussi de gros cradingues, comme si la libération du corps avait aussi jeté l’hygiène aux oubliettes. Or, digne fille d’une mère obsessionnelle de la toilette, j’étais propre, tout simplement. Nous ne montâmes toutefois pas l’escalier de l’hôtel au grand regret de Gilles qui me proposa bientôt de venir vivre avec eux. Je sentis le plan foireux et comme, à seize ans, j’avais l’intuition du risque, je refusai.

Au hasard de mes rencontres avec les artisans puciers j’entendais les tuyaux qu’ils échangeaient, les lieux de vente possibles. C’est ainsi que dans mon irrésistible élan professionnel je partis exposer à la fac de Vincennes où l’on m’avait dit pouvoir vendre. J’y allai une fois, deux fois, chargée de mes trois barrettes et du stock conséquent qu’un couple de maroquiniers rencontré aux Puces m’avait confié. Je vendais allègrement leur stock mais pas mon cuir tout sec. Comme dans sa chanson «  Les crayons », Bourvil ne se serait pas trompé en chantant que c’était un drôle de marché que celui auquel je m’étais prêtée et certainement étais -je une drôle de marchande. Marché de dupes ? Dans le petit sac en papier kraft que ces copains me remettaient le matin à la sortie du métro en même temps que j’empoignais leurs sacs emplis de cuir à vendre, je trouvais une viennoiserie pour salaire de ma journée. Le soir, en retour, je leur remettais le fruit de leurs ventes en monnaie sonnante. Une angoisse sourde m’ accompagnait, taraudée que j’étais par la question de mon avenir proche. Marché de dupes donc que celui qui me fit vendeuse bénévole pour d’autres ? J’étais naïve. Jusqu’au matin où... Comme chaque jour à la Fac de Vincennes, nous attendions que les portes de la cafétéria s’ouvre et ce matin là, un homme parmi tous attira mon attention. Il était différent. Avec son caban et sa casquette de marin il se démarquait des autres, grands chevelus aux fringues indiennes qui vendaient des bijoux, de l’encens, des fringues avec une coolitude affectée. Lui, attendait. Silencieux, serein...Il n’était pas très grand, et semblait fraîchement débarqué d’un chalutier. Les portes de la cafétéria s’ouvrirent sur le groupe de vendeurs empressés. Alors que je me posai, j’eus la surprise de voir cet homme s’installer à côté de moi. Lui aussi fabriquait des objets en cuir. Rapidement, la conversation s’engagea. Dans la matinée il me proposa de partager le fruit de chacune de ses ventes, à midi il partagea avec moi son plateau du resto U ce qui m’offrit de manger à ma faim ce jour là et le soir même il partagea mon lit dans lequel il s’endormit profondément avant même que je n’eusse compris qu’il l’avait investi sans la moindre hésitation ! Jean-Marie et moi vécûmes ensemble pendant six ans et de notre amour naquit mon premier fils Raphaël.