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Collège technique et premier amour...
J’ai quatorze ans, j’ai obtenu mon BEPC et me retrouve en collège technique pour apprendre le métier de sténo dactylo correspondancière. C’était le seul métier dont j’étais convaincue qu’il n’était pas pour moi. Il ne m’intéressait pas. Pire : je l’exécrais, au grand dam de ma mère qui avait suivi quelques cours Pigier dans sa jeunesse. Elle qui rêvait de devenir dactylo rappelait-elle pendant que je clamais que jamais, au grand jamais, je n’exercerais ce métier. Et voici que je me retrouve devant une machine à écrire où je m’évertue à battre le record de vitesse au risque d’un incalculable nombre de fautes de frappe. Dans ce collège j’apprends le classement avec dossiers suspendus, la comptabilité, le nom des banques de France et d’ailleurs, les formules consacrées du courrier, l’essentielle dactylographie et la sténographie. Celle-ci est la seule note plaisante avec ses signes à la géométrie fantaisiste qu’il faut décrypter. Apprendre le classement des dossiers ainsi que la nomenclature des banques me semble alors d’une incongruité totale et savoir que l’aboutissement de ces deux années de formation sera un diplôme validant mon entrée dans une administration me semble irréel. Cette fin de non recevoir se concrétise par la présence dans le tiroir de mon bureau d’une pile du magazine Photo que je feuillette entre deux marathons dactylographes. Cela fait quelques années que je pratique la photographie, d’abord avec un petit appareil boite Kodak offert par mon père puis avec son Retinette que je lui emprunte. Je maîtrise l’appareil, la cellule, vitesses, diaphragme, ASA, et tout ça me passionne. Huit mois s’écoulent ainsi dans ce collège technique, huit mois ponctués de quelques passes d’armes avec la professeur de secrétariat, surnommée Olive du fait de sa ressemblance avec la chérie de Popeye. La ressemblance s’arrête là, de chéri elle n’en a point, et cette vieille fille nerveuse et exigeante qui a foi en son métier s’agace de mes absences répétées. Une absence de trop pour motif médical lui fait alors exprimer des doutes auxquels j’oppose que je suis la personne la mieux placée pour connaître du bien fondé de mes maux et donc de mes absences. Cette insolence venue d’une élève habituellement réservée la surprit. Et la voici prise de tremblements intenses auxquels succéda un hurlement prolongé qui figea toutes les futures secrétaires dans leur labeur administratif. Statues de sel surprises, les mains suspendues au dessus des claviers. Comme une meute d’épagneuls pétrifiée. A l’arrêt. Le temps aussi s’arrêta. « Mon dieu, elle meurt ! » Une seconde je me vis meurtrière de notre cheffe de troupe. Mais c’était ainsi, je ne supportais pas qu’on s’exprime à ma place. La porteuse de savoir le comprit, s’effaça et me laissa en paix. Je n’existais plus dans son monde et le temps passa de cette façon désordonnée jusqu’au printemps où une élève de ma classe m’informa qu’un poste d’apprenti photographe se libérait à Poissy. Je m’y présentai et fus embauchée.
Pendant ce temps, mon frère sillonnait la ville sur sa mob rutilante et fréquentait le Caméra Club Associé, association réunissant des jeunes hommes amateurs de photographie. Qu’il en soit adhérent était mystérieux car il ne pratiquait ni ne s’intéressait à la photo, mais le président du CCA, jeune homosexuel entreprenant n’était pas insensible à son charme singulier, cheveux longs, crucifix géant autour du cou et imitateur appliqué de Jacques Dutronc. Je fréquentai aussi un peu ce groupe où mon adhésion fut mise au vote puisque, contrairement à mon frère je pratiquais la photographie. Or, la seule voix du Président suffit au rejet de ma candidature au prétexte que j’étais une fille et qu’une seule présence féminine pouvait nuire à leur virile bonne entente générale.
J’y rencontrai cependant mon premier amoureux qui pratiquait la photographie et gagnait sa vie comme fraiseur chez Thomson. Il passait chaque matin devant mon collège au volant de sa Fiat sportive. Petit signe de la main. Et chaque matin je l’attendais, fière de ce beau mec brun qui portait ses origines italiennes sur la tronche. Il était malicieux, charmant et le regard échangé dans l’heure qui précèdait l’allègre massacre de mon clavier de machine à écrire m’aidait à passer la journée. Avec lui je découvris le plaisir dans l’intimité de ma chambre ou dans la Fiat, sous les frondaisons des allées de la forêt de Saint Germain en Laye tout autant fréquentée en hiver par les amoureux que par les voyeurs. Ma mère appréciait ce garçon. Elle débarquait souvent dans la chambre avec l’apéro. Elle en faisait trop. Il était gêné. On le comprend.
Pendant quelques mois nous nous aimons. Il envisage l’avenir, moi non. Mais la vision qu’il en a m’effraie. Technophile se revendiquant paresseux, il se voit dans une maison automatisée dans laquelle la robotique le soulagerait de toutes les tâches pénibles du quotidien. Avancer dans un espace où les lumières s’allument d’elles même, boire un café déjà prêt au saut du lit. Savait il combien il voyait juste ? Mais moi je ne désirais rien de tout cela. Je ne savais pas encore que le progrès dans le domaine ménager, tout insignifiantes que soient au regard des hommes ces tâches répétitives qui participent à l’harmonie du foyer, pouvait allèger le planning des femmes. L’expression même de ménagère n’existait pas pour moi. Viscéralement féministe bien que n’en connaissant pas la théorisation ni les préceptes, je vivais les différences de statuts et de traitement des sexes comme une injustice qui me révoltait au plus profond. Je n’avais pas encore idée de ce qu’on appelle aujourd’hui la charge mentale que je ne tarderais pas à connaître. Aussi ce progrès là m’angoissait il au seul titre qu’il représentait une perte à mon sens du naturel et de la simplicité. J’aurais pu vivre dans une grotte. Du moment que j’avais un appareil photo rien ne me manquait. Ainsi avancions nous tous les deux dans nos échanges amoureux, l’esprit léger porté vers les ébats, slalomant entre caresses et échanges d’idées quand un retard de rêgles m’inquiéta. Me paniqua même. La terreur me gagna. Etais - je enceinte ? Casée à seize ans dans un appartement bien équipé où mon gentil époux claquerait des doigts pour réduire l’intensité lumineuse, d’un haussement de sourcil éteindrait l’ écran géant de nos nuits blanches et d’un pas glissé léger, voire une chorégraphie spontanée déclencherait le robot à cocktail, je n’en voulais pas. Je ne projetais rien mais savais ce que je refusais et la maternité précoce ne figurait pas dans mon programme. Un métier de reporter photographe et des voyages..Oui. Un bébé ...Non.
Heureusement je ne suis pas enceinte et profondément soulagée. Ma mère, mise au parfum, étonnamment l’est moins que moi. Ce garçon au charme italien lui plaisait bien. Il part faire son service militaire et nous échangeons des lettres, phrases joliment inscrites au coeur du papier vierge, entrelacs de lettres qui parlent de sentiments, de rêves et de banalités aussi. Puis je ne suis plus amoureuse. Mon bel amoureux entend cet aveu lors d’un week-end de permission, un soir brumeux d’hiver en bord de Seine, aveu qui le fait malheureux et plombe totalement les heures qui nous entourent. Il me ramène dans sa Fiat sportive. C’est fini.