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Apprenti photographe ...

Le photographe de Poissy m’a donc embauchée en apprentissage et je suis convoquée par le Recteur d’Académie pour passer des tests car l’interruption des études avant l’âge de seize ans est soumise à son autorisation. Me voici donc attablée devant une série de tests de Q.I sous le contrôle de deux gardes chiourmes par un joli après midi printanier, après-midi que j’avais prévu d’occuper à Paris avec un ami. Hors de question que je rate ce rendez vous. J’accélère donc le rythme pour rendre l’essentiel des tests à la responsable qui corrige, sous mon regard noir et mon humeur explosive. Devant mon refus de prolonger l’évaluation, elle me lâche, non sans regretter mon si détestable caractère. Car - ajoute-t-elle - les résultats de mes tests sont excellents, mon quotient intellectuel se révèle bien supérieur à la moyenne - insiste-t-elle alors que je m’enfuis déjà. Je doute que ce Q.I de luxe m’ait jamais profité dans ma vie professionnelle par la suite. Non, je n’en doute même pas.

Je suis apprentie. Je pars tôt le matin, quand tous dorment encore. Rien de tel qu’une petite course de deux kilomètres pour démarrer la journée. A la gare, le train pour Poissy n’attendra pas. Je bosse huit heures par jour, voire davantage pour une rémunération de soixante trois francs par mois et, soyons généreux, cela inclut la prime de transport de vingt trois francs.

Mon collègue Marc, prolo joyeux et débrouillard, dix neuf ans au compteur, maîtrise le travail qui repose sur ses seules épaules. Brûlant les étapes, il avait préparé son CAP en deux années et la tache lui incombait maintenant de trouver son successeur. C’est avec gentillesse qu’il m’initie au labo et au tirage. Les journées de travail passent rapidement au milieu des bacs, agrémentées de rires et de blagues. Notre autre collègue, vieux célibataire retoucheur et repiqueur de son métier, le presque sosie de Bourvil, mais un Bourvil sournois, surveille ces deux jeunes de sexe opposé qui, dans son esprit tordu, risquent de ne pas s’opposer longtemps. Au bas de l’escalier, son ombre se détache sur le mur, trahissant sa posture d’écoute qui nous invite à projeter des verres d’eau dans sa direction. Quand nous redescendons, l’ espion, trempé et piteux, se tient à carreaux. Sans doute se souvient-il de la raclée que des apprentis rancuniers lui avaient réservée un soir d’hiver. Le midi je déjeune sur un banc du Parc Meissonnier. Le temps s’étire, j’ai froid et mon ventre en a marre des sandwichs. Le vendredi, jour de formation de Marc, j'assure seule le développement et le tirage d'une quarantaine de pellicules argentiques. Moment délicieux dans un labo résolument obscur et humide où il faut glisser la douzaine de tringles de films déroulés puis suspendus par trois dans des cuves presque aussi hautes que moi. Crainte qu’ils touchent le sol car je ne suis pas grande et une bobine de 36 photos ca fait de la longueur. Frisson de l’obscurité presque totale à peine soulagé par la petite loupiotte rouge qui n’aide en rien le travail mais suggère que oui, même dans le chaos subsiste l’infime lueur. Tirage des films l'après midi en choisissant la bonne gradation de papier, glaçage et mise en pochette le soir, la tarification étant réservée à l'épouse revêche et aux filles du patron. Elles et moi avons le même âge mais nos chemins déjà tracés ne sont pas prévus pour se rejoindre. Les petites commerçantes surveillent les tâches, déjà promptes à l'autorité. Elles s'y emploient avec zèle pendant que l'épouse qui contrôle l'aspect financier manifeste son mépris à mon égard par une indifférence massive. Un jour, un client mécontent de ses tirages vint réclamer. Le patron me fit appeler. Stupéfait de se retrouver face à moi, gamine inquiète, piteuse certes mais pas honteuse, ce client ne sut que bredouiller, s'excuser presque, il n’avait pas prévu ça et sa grogne s’éteignit. Si j'excepte l'esprit étroit de ces gens, cette période fut bénéfique, m’engageant à monter mon labo personnel dans la cave de ma grand-mère, lieu magique où régnait le silence et la solitude. L’appartition des images. J’y découvrais surtout une forme de liberté et le calme. Je restai quelques mois chez le photographe mais la mesquinerie des patrons eut raison de ma patience. Je ne supportais pas l’autorité. Celle ci, doublée de mépris, rendait le travail insupportable. Je partis.