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Cette année là, Paris et le travail ...
L’été est derrière moi. Il faut bien bosser. Les assurances parisiennes ont déjà ouvert leur porte à mon frère, aussi est ce tout naturellement que ma mère et lui m’y font embaucher.
Je pars dans le froid, à pied . Jamais je n’ eus aussi froid que ces matins là. Des fois en bus, bondé, pas de place assise, il faut pouvoir s’accrocher pour ne pas vaciller parmi les banlieusards ensommeillés puis sauter ensuite dans le train où tricotent les femmes pendant que les hommes déchiffrent le programme télé. Première chaine, deuxième chaine, troisième, je jette un oeil au dessus de leur épaule. Et quand Paris est là, le hall de la gare Saint Lazare résonnant sous les pas pressés, je file dans les couloirs, traversant l’odeur dense et beurrée de viennoiserie chaude de la Patisserie Lebras. Cette petite patisserie familiale située sous un des escaliers monumentaux de Saint Lazare, je la connais depuis ma petite enfance. Je m’y suis régalée un jour, avec ma grand-mère Pascalette, d’une Polonaise, sublime monticule de meringue italienne, parsemée d’amandes grillées effilées, sur une crème patissière enrobant des fruits confits le tout au coeur d’une brioche imbibée de sirop au rhum. Comment oublier telle merveille ? Nous étions allées admirer les vitrines des grands magasins, Printemps, Galeries Lafayette, comme un trésor annuel. Quelques années plus tard, adolescente, le périple quotidien qui me fait traverser la gare Saint Lazare ne m’autorisant pas d’arrêt gourmand me laisse quand même jeter un coup d’oeil à la vitrine du petit commerce de photo du rez de chaussée dans laquelle trône un magnifique 6 x 6 Hasselblad que je ne pourrai jamais m’acheter. Chaque matin, dans un même élan, je me jette, fourmi parmi des milliers d’autres, sur la bruyante avenue d’Amsterdam pour rejoindre le passage du Havre, slalomant entre les voitures bloquées aux feux tricolores. Celui ci abrite encore magasins de jouets et autres petits commerces indépendants. Dans la vitrine d’un chausseur j’admire ces baskets fluo, jaune, vertes, orange ou roses qui me font tant envie. Lesquelles choisirais je ? Je n’en choisirais aucune car le salaire mensuel de trois cent francs que je remets à ma mère ne me le permet pas. Le bref arrêt devant les baskets, suffisant pour rêver jusqu’à demain, suffira. Car, à une demi heure de marche d’ici, m’attend la Cordialité.
La Cordialité, une Assurance parmi d’autres dans le quartier dédié, rue de la Victoire. Un immeuble parisien, hauts plafonds, larges escaliers, portes dérobées pour escaliers de service et des sous-sols comblés d’archives où officie une bande de jeunes. C’est dans un de ces sous-sols que je reste quelques mois à grimper de rayonnage en rayonnage dans les étroites allées d’étagères qui occupent l’espace et rejoignent le plafond. J’en extrais les dossiers poussiéreux dont on m'a remis la liste. Bien que des échelles soient disponibles, il est plus rapide et bien plus excitant d’escalader par soi même. Les normes de sécurité ? C’est certain, à l’époque, ça n’existait pas. La chef du service Archives, bientôt retraitée, reste assise dans son bureau, l'oreille aux aguets. Elle a enfilé ses pantoufles, des charentaises, et veille, secondée par celle qui lui succédera sans doute, dynamique et docile jeune femme qui, chaque matin, enfile elle aussi ses pantoufles, des mules élégantes bien que discrètement éculées, seyant mieux à sa jeunesse. Cet usage de la pantoufle dans le cadre du travail m’interroge, est-ce mimétisme spontané de la part du vassal en signe de respect voire d’admiration pour son supérieur hiérarchique ou bien une règle à haut pouvoir symbolique inscrite dans un code ésotérique des Assurances ? Il est à noter que cette pratique abstruse de la pantoufle ne concerne que les employés bénéficiant déjà d’un statut, statut conféré principalement par une ancienneté conséquente et un travail assis. Le cul sur une chaise est ici le premier signe honorifique d’une possible future réussite professionnelle.
C’est donc sous ce double regard zélé de la chef et de la sous chef que les jeunes archivistes s’activent tout en blaguant. Il ne s'agirait pas que le rythme s'essouffle dans ce ballet où se côtoient deux bandes de jeunes : les « Cool » et les « Minets ». Ces derniers portent tous un costard bleu marine avec épaulettes, chaussures ferrées noires et coupe de cheveux préfigurant la prochaine coupe mulet. Avec ça des idées conformistes et réacs. En paroles, oui. Mais c’est juste de la provoc.
A midi, tous les employés se retrouvent à la cantine, une salle aménagée sous les combles où, dans un brouhaha épouvantable, les gratte-papier jouent de la fourchette au coude à coude sur une immense table en bois avant de retrouver leur bureau aux étages inférieurs. Moi je fais un arrêt en étage intermédiaire dans une pièce déserte repérée au fil de mes pérégrinations bureaucratiques et je m’essaye à souffler dans une flute indienne. Disons que je produits des sons. Je n’ai pas encore l’idée qui me viendra plus tard d’apprendre la musique.
Ainsi s’écoulent les journées sous les néons. Qu'en est il du soleil, des nuages, de la lumière changeante au fil des heures ? Je vis en bocal et j’étouffe, alors je réclame et obtiens de monter d'un étage. J'y gagne une chaise devant la fenêtre d’où une lumière divine se déverse sur des piles de dossiers, les mêmes que j'extrayais avant des hauteurs archivistiques et que j’ouvre l’un après l’autre à l’affût du tampon « Résilié . » Je n'ai pas idée de ce que signifie ce mot. Quant au sens du travail que j'effectue... Je n'y comprends rien. Cela ne m'intéresse pas. C'est transitoire n'est-ce pas ? Comme à la cantine, à cette grande table, j’officie désormais avec à mes côtés des acteurs qui n’échangent plus autour d’un repas mais des toujours poussiéreux dossiers. Survol de l’actualité, potins d’entreprise, drague légère. Regards obliques vers le réveil calé entre deux piles. Je ne sais pas ce qu’ils font, je ne sais pas ce qu’ils sont, ils ont comme moi gagné leur galon de cul sur la chaise avec des postures différentes mais une jeunesse qui pique déjà du nez, des pâles désirs, et derrière la vivacité de leurs propos je débusque la somnolence d’une trajectoire que je n’envie pas. Ils me font peur. Leur vie m’effraie. Je ne me projette pas dans leur paysage.
Je travaille donc le jour dans un bureau parisien où je constate à la fin du mois qu’avec ma progression vers les étages supérieurs, mon salaire a suivi le mouvement de balancier inverse. Est-ce un effet du bénéfice de travailler à la lumière du jour ou bien de travailler assis ? Si le premier échelon de l’ascension au sein de l’entreprise s’accompagne d’une baisse de salaire, premier échelon incarné dans la chaise, ma médaille en bois en quelque sorte, l’obtention de cette médaille ne m’intéresse pas.
Je force la porte du Directeur et l’apostrophe : « C’est quoi cette histoire ?» Je brandis mon bulletin de salaire amputé de sa prime à la face de cet homme patient qui m’explique que la prime archives a disparu parce que dans les bas fonds l’air se raréfie. La prime compensait donc cela. Alors qu’il me faudrait savoir parler, voici que mes seize années survoltées lui reprochent avec virulence de ne pas m’en avoir informée préalablement. Alors qu’il serait préférable que je reste calme, la colère qui m’habite n’hésite pas à claquer violemment sa porte au risque de la dégonder. Et de me faire virer. Je suis prévenue, c’est la dernière fois qu’il supporte ces excès.
Comment saurait il la difficulté d’être calme quand on vit la violence chez soi ?