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Et cette année là, le cours de photographie…
Le soir, la journée terminée à La Cordialité, une seconde journée m’attend. J’emprunte le métro jusqu’au terminus de la ligne 9 et longe le bois de Boulogne pour rejoindre aux cours de photo une communauté exclusivement masculine qui espère vivre un jour de sa passion photographique. Le samedi c'est tirage et repiquage, le soir c'est théorie. L'optique au programme et la fatigue cumulée ont raison de mon attention et je m'endors sur la table. Retour vers minuit, en métro puis en train et à pied. Dans le train de banlieue, à cette heure presque désert, je m’installe dans le sens contraire de la marche et me complais à fantasmer un retour de voyage lointain, je reviens d’Amérique latine, mon sac à dos posé sur la banquette et un sombrero posé dessus.
La banlieue respire en silence, je longe les maisons bourgeoises en meulière pour rejoindre la cité, un car de flics passe, s'intéresse à moi, questionne : que fait une fille de mon âge dehors à minuit ? Ils me déposent au bas de l'immeuble au deuxième étage duquel dort la famille. Ma famille. Je répugne à investir ce possessif qui implique forcément un sentiment d'appartenance, or, la mienne de famille m'est hostile. Peut être est-ce là une des raisons de ma sensibilité à l'exclusion et du sentiment de révolte qu'elle génère... Mais en attendant, mon estomac gronde et mon premier regard est pour l'assiette qui attend sur le poêle à mazout : deux quenelles en boite au menu avec un peu de riz. J'ai la dalle.
Parfois, mon père et sa femme viennent me chercher. C'est lui qui m'a inscrite à cette formation comme c'est lui qui m'a initiée, enfant, à la photo et offert mon premier appareil boite Kodak. Pellicule de douze. Rembobinage puis attente plusieurs jours pour connaître le résultat. Dans la voiture, sa femme me tend un sandwich au jambon . Trop de beurre. Ca ne passe pas. Qu'elle soit toujours présente ne passe pas non plus. "Papa, pourquoi vient elle toujours ? Pour admirer les étoiles ?" Je lui écris ça, ado odieuse à qui il répond que sa mauvaise vision nocturne, suite à un accident de moto qui lui fit perdre un œil, nécessite qu’il soit accompagné. J'ai terriblement besoin de lui, de me confier. C'est un besoin vital qui me taraude mais que je n'analyse pas. Pas une seconde me viendrait l'idée d'évoquer ce qui se passe avec ma mère, les cris, les coups, les insultes, les menaces. Comment expliquer cela ? Par le fait que leurs mondes restent parallèles et inconciliables ? Leur communication ne s'est jamais faite autrement que sur le mode irréconciliable, la violence de ma mère face au silence de mon père. Il ne sait donc pas ce que je vis et ne le saura jamais vraiment, peut être en aura-t-il quelques idées beaucoup plus tard, à peine. Il venait me chercher jusqu’au fond du Bois de Boulogne après sa journée de travail. Moi je ne voulais voir que lui. Que lui. Mais toujours il se refusait.