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Cette année là aussi, Paris et les amours...
Je lui arrivais à l'épaule, il avait deux fois mon âge et préparais comme moi le CAP de photographe à la Fondation Charles Vandamne en cours du soir à Boulogne Billancourt. Très typé, longiligne, avec l'élégance particulière des grands pour qui leurs limites corporelles restent floues, la parole haute et le propos révolté, il était assez original pour m'attirer. Mais c’est lui qui était venu vers moi. Son frigo était garni de cidre et de roquefort dont je rêvais avant même d'arriver à son studio. J'en étais là. Passagère de sa deux CV sur le périph, j'étais si défoncée par les gauloises sans filtre sur un ventre vide, qu'il me semblait traverser Paris à vitesse insensée jusqu'au Canal de l'Ourcq où il habitait. Sa compagne s'échappait ce jour là. Je le compris un samedi après-midi quand le bruit léger de la clef dans la serrure le propulsa hors du lit, un tissu dans la main pour cacher son sexe et se précipitant dans l'entrée pour éviter l'intrusion. Elle n'avait pas été prévenue de ma présence ni moi de leur cohabitation qui perdurait. Je sus ensuite l'affection qu’elle lui portait. Elle le mettait en garde contre moi , évoquant ma jeunesse, craignant que je le fasse souffrir. J' étais vexée de ses préventions. Beaucoup m'échappait. C'était glauque.
Lui était photographe, vivant de gâches chez des éditeurs d'Art, pochettes de disque et clichés de filles vulgaires qui se laissaient baiser en contrepartie d'un tarif préférentiel pour leur book. Vivait il encore ou pas avec sa compagne ? Celle ci se prostituait pour un mac avec qui nous dinions joyeusement. Cela m'intriguait. Je rencontrai aussi l'épouse de Manu Di Bango qui vivait à l'étage supérieur, une femme sympa mais déprimée qui venait s'épancher devant un café. Tout ça était assez triste finalement et les envolées péremptoires répétées de cet homme contre la société, les institutions, les politiques, les religieux d’aujourd’hui, d’hier et d’autrefois me lassèrent. Ca manquait d'altitude. M'avait-il seulement attirée ? Ou, plus simplement, n'avais je fait que répondre à son désir à lui ? Pourquoi pas. Certes, j'appréciais le quartier de l'Ourcq et le contenu de son frigo comblait quelques unes de mes frustrations mais l'expression de son adoration m'effraya. Je ne voulais pas être son fantasme, j'étais réelle et savais déjà repérer la fausseté de l'histoire. Pour moi, il n'était question ni d'amour ni de durée. Transitoire, toujours.
Au cours du soir, je rencontre aussi Maurice, punk de dix huit ans, avec qui c'est joyeux. Un peu de légèreté dans ce monde de brutes. L'amour sous les toits de sa chambre de bonne, l'air est doux et la brise amène les cris des enfants qui jouent dans la cour de l'école voisine. Pâté de foie et baguette fraiche, rouge au goulot, précèdent nos ébats amoureux. A la radio, Véronique Samson chante "Besoin de personne..." Je découvre cette musicienne ce jour là avant des préliminaires que je fais durer. J'ai peur. Désir, plaisir et crainte de "tomber" enceinte. Ce n'est pas faute d'avoir sollicité ma mère pour obtenir la pilule contraceptive mais je suis mineure et cette autorisation elle me la refuse. Je suis terrorisée à l'idée d'avoir un enfant et me fais prier. Lui a un rencard ensuite. Le final est donc expédié et je descends les six étages avec les jambes mouillées. Sentiment d'avoir été congédiée salement. Je me revois figée sur le quai de métro. Figée de honte. "Besoin de personne quand je me suis fait ma loi.." chante Véronique Samson. Il arrive qu'on fasse sa loi comme on peut. Le sais tu Véronique ? Moi je sais qu'il y a pire, il y a toujours pire et ça va mener ma vie. Une façon de se relever et de poursuivre sa route mais aussi le risque de ne pas reconnaitre ses limites. Et ce risque est bien souvent dépassé.
Avec Maurice on se retrouve à Saint Laz. La gare Saint Lazare est un point de ralliement, un repère. Saint Laz c’est l’amer du banlieusard. De la gare Saint Lazare on rentre chez soi, au chaud vers sa cité ou ses maisons en meulière. De Saint Laz on démarre vers ailleurs, on choisit son quartier, on plonge dans le métro ou on traverse au milieu des voitures vers des avenues prometteuses de bars, de passages, de restos à deux balles. Avec Maurice, face à la gare, on se fait servir une soupe à l'oignon à toute heure. On s'embrasse sur les banquettes de café d'où on se fait virer, on écoute du rock, on traverse en courant hors des clous, on fume un pétard, deux pétards.
La porte s'ouvre : " tu t'es droguée ?" Les coups pleuvent, les menaces : " Tu vas travailler au Prisunic, je t' emmenerai et viendrai te rechercher, le week-end tu resteras avec moi." Le beau-père s'y met. Mon frère s'y met. Le grand amoureux éconduit pleurniche chez eux, dénonce. Les coups pleuvent, je m'épuise. Depuis des mois, cette histoire va crescendo. Une sorte de haro qui évoque la chasse, en l'occurrence ici la chasse à la femme comme dans le film "La traque" où le pire, inimaginable, est à venir. Déjà, l'été dernier, mon beau père m'a fait surfer l'escalier sur le dos, trainée par les cheveux, scène antique. A n'y pas croire. La raison ? Inconnue. Insolence ? Désobéissance ? Je m'en souviendrais. Fallut il que ce soit particulièrement grave pour expliquer cette brutalité. Au moins ça. Mais non, rien. Sans doute une réflexion d’ado qui aurait justifié qu'ils défoulent un peu de leur perversité. Il y avait du consensus familial dans l'air. Chacun y trouvait sa raison, pour lui peut être la rage de n’avoir pas accès à cette jeune femme, une façon pour lui d’étourdir ses fantasmes ?